Extraits du Témoignage de Marie Pezée, Présidente du Réseau Souffrance et travail, Publié le 10/09/2014 dans le magazine "Psychologies"
Marie Pezé, l’experte de la souffrance au travail, a vu sa consultation fermer en 2010, suite à son licenciement du Centre d'accueil et de soins hospitaliers (Cash) de Nanterre. (...). Comme tant d’autres salariés, une charge de travail trop importante, une organisation pathogène, un poste inadapté… Comme tant d’autres, elle a cherché à tenir par tous les moyens, avant d’être finalement licenciée, en 2010. Et de perdre sa consultation (...).
À l’époque, « la blonde de la ‘Souffrance au travail’ », comme elle est surnommée, manque de perdre courage. Abîmée, épuisée, elle décide pourtant de poursuivre le combat (...) Si elle est aujourd’hui une figure incontournable de la souffrance au travail, elle n’a pourtant pas cherché à s’en occuper, explique-t-elle : « elle est entrée de force dans mon bureau. Mais il n’y a pas de hasard ». (...) « Plus souvent qu’on ne le croie, le métier que nous choisissons est un exercice de vaccination contre les traumas de l’enfance. » (...).
Longtemps, elle a porté le poids d’un lourd secret, remontant à sa plus tendre enfance. D’un événement tragique, profondément enfoui, refoulé, et qui a resurgi au cours des thérapies qu’elle a suivies. Une « boîte de Pandore » qui s’est progressivement ouverte, laissant remonter de terribles souvenirs. Celui d’une mare de sang. Celui d’un père, qui, alors qu’elle n’a que 4 ans, tue un apprenti boucher, supposé être l’amant de sa mère. Celui de sirènes qui hurlent, et qui continueront de la glacer, des années plus tard, à Nanterre. Celui de sa mère, accusée d’avoir de gros besoins sexuels et d’avoir poussé son père à ce genre de comportement, pour lui permettre d’être acquitté pour crime passionnel (à l’époque, la peine de mort existe encore). Celui des zéro franc de dommages et intérêts versés à la mère du boucher…(...) « Ce soir-là, s’il y avait eu un être humain en état de me prendre dans ses bras, j’aurais vraiment eu de quoi reconstruire mon psychisme ». Mais personne ne s’est occupé de « la petite Munch ». « Depuis, je n’ai pas cessé d’être en état de stress post-traumatique ni d’avoir peur ». Mais cette souffrance a aussi été un moteur. « Travailler à l’hôpital dans le lieu où les souffrances arrivent pour être soignées m’a aidée à réparer celle de la petite Munch. Et m’a surtout permis d’édifier des outils cliniques et un réseau de consultations spécialisées pour les salariés en souffrance ».
Après le drame, la petite Marie s’enferme dans le silence. « Mon père, qui devait normalement incarner l’autorité, la loi, la protection, représentait en fait la peur et la possibilité d’être tuée si je n’obéissais pas. J’ai donc été une enfant très docile, obéissante, travailleuse, très inhibée. Je me tenais à distance de lui, mais aussi de ma mère ». (...) Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si elle a commencé dans un service de chirurgie de la main. « Les chirurgiens réparent la vie, tandis que mon père avait donné la mort. » Et qu’elle a épousé (puis divorcé de) l’un d’eux, aujourd’hui décédé. « Il réparait mon image masculine ».
Le fantôme de l’apprenti boucher tué par son père la hantera longtemps. Et ressortira avec son tout premier patient : un jeune commis agricole fortement amputé par une machine puis par l’opération. Au moment de lui réapprendre à écrire de l’autre main, tandis qu’il est hébété devant le moignon qui lui reste, ce « bout de viande », elle lui propose d’écrire : « la chirurgie, c’est de la boucherie ». À la découverte de ce texte, elle est renvoyée. C’est sur le divan de sa première analyse qu’elle découvre qu’elle n’a « pas fait écrire ça pour rien. Il y avait une cristallisation autour de ce jeune homme, qui ressemblait au jeune apprenti boucher que mon père avait tué ».
Son trauma infantile, Marie Pezé « y reviendra souvent ». Et à cette souffrance qui l’habite, vient s’ajouter une douleur chronique après la naissance de son fils. Un « aléa chirurgical » la laisse handicapée à 80%. Son corps devient alors « un boulet douloureux. Au moins, je sais ce que mes patients traversent ».
Le médecin du travail la déclare apte sur « un poste aménagé »… qu’elle n’obtiendra jamais. Elle qui doit limiter ses déplacements, éviter le port de charges, les gestes répétitifs tels les photocopies, le courrier, etc., se retrouve à porter ses dossiers elle-même au fond du couloir, car seuls les médecins ont le droit à un secrétariat. À répondre au téléphone, à faire les dossiers et les photocopies...
Elle s’épuise, mais « tient », jusqu’à ce qu’elle nomme « l’histoire de la chaîne froide ». Un jour, elle reçoit trois serveuses du self du personnel, victimes de harcèlement moral, sexuel et même de viols, de la part des cuisiniers. « Des femmes en position de soumission, car au bout de la chaîne, seules avec des enfants à élever et en contrat précaire, espérant être titularisées. Un triste exemple de la domination masculine qui s’exerce dans le monde du travail ».
Face à ces violences sexuelles, Marie Pezé craque. « Je me retrouvais dans une histoire non pas de boucher, mais de cuisinier, et comme toujours, on allait accuser la femme, toujours considérée comme une aguicheuse, comme on avait accusé ma mère. J’avais fait tout ce parcours pour me sortir de mon traumatisme et voilà qu’il me retombait sur la tête. »
En quelques jours, elle perd l’usage de son bras droit, l’odorat, le goût. Ses jambes se dérobent sous elle, ses bras la brûlent. Isolée à l’hôpital, « sans aucune aide des infirmières - au quotidien, les femmes peuvent être les pires ennemies des femmes - », et alors qu’elle ne peut plus porter de dossier ou taper ses expertises, elle est finalement arrêtée. C’est lentement qu’elle se remet sur pieds, grâce aux soins de son kinésithérapeute, de sa neurologue, de son ostéopathe et au soutien de ses proches…(...) Mais peine. Surchargée de travail, sur un poste toujours inadapté. Épuisée, avec la peur et l’envie de vomir en se rendant à l’hôpital. « J’étais comme mes patients, complètement prise au piège et dans un état lamentable ».(...) Elle finit par être licenciée. (...)
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