La psychologue Marie Pezé : « Le burn out est un phénomène sociologique »
L’épuisement professionnel évolue avec l’organisation du travail. Une personne soumise trop longtemps à une intensité professionnelle trop forte va finir par s’effondrer. Et cela peut laisser des séquelles à vie.
Pour éviter d’en arriver là, il faut connaître ses droits et devoirs, mais aussi savoir reconnaître les premiers symptômes du burn out :
- Une fatigue que le sommeil ne répare plus. C’est un signal important, car le sommeil est protecteur de la santé. En France, on a un vrai problème avec cette histoire de sommeil qui serait une perte de temps. On le sait, dans le burn out, on passe à des processus qui entament les « briques de la maison ».
- Les produits que l’on prend pour tenir. Les produits légaux : anxiolytiques, antidépresseurs, hypnotiques pour dormir. Ou bien, suivant « la tribu » à laquelle on appartient, le cannabis le soir pour redescendre, la petite bière en after hour qui va en devenir deux, trois, quatre, cinq, six, dans d’autres lieux les amphétamines et la cocaïne…
- La perte du plaisir à faire un métier qu’on adorait. On y va parce qu’il faut le faire, mais c’est fini. Ce qui n’a rien à voir avec la peur au ventre d’aller travailler quand on est en situation de harcèlement, et pour nous c’est un symptôme de diagnostic différentiel.
- La France, contrairement à d’autres pays, attribue au présentéisme une valeur d’engagement au travail. Il faut rester tard, les réunions sont souvent organisées après la journée de travail, c’est en fin de journée qu’on doit rendre les rapports. On demande au salarié de travailler comme un homme du XIXe siècle, qui est débarrassé de la sphère domestique et de l’éducation des enfants par une femme qui est encore au foyer. Mais la France est aussi le pays d’Europe où les femmes travaillent le plus. Le burn out des femmes est d’ailleurs d’une particulière gravité, avec une augmentation très nette des infarctus du myocarde chez elles depuis des années, parce qu’elles ont en rentrant chez elles une deuxième journée de travail à affronter.
- Nos inspecteurs du travail font le point sur les organisations du travail chaque année. En 2019, tous secteurs professionnels confondus, la charge de travail, sa quantité, sa complexité et son intensité se sont accrus partout. Cela ne cesse d’augmenter. Il y a de moins en moins de pauses, il y a de plus en plus de travail à faire parce qu’il y a de moins en moins d’effectifs pour l’exécuter, les tâches sont de plus en plus procéduralisées, notamment par le numérique, et donc elles sont plus complexes.
- Il y a également le problème de l’individualisation. Ce que l’on appelle l’évaluation individuelle, qui entretient la perte de la solidarité, la solitude au travail. Et là, avec le télétravail forcé, on atteint le summum de l’atomisation des collectifs de travail.
- Il y a les reportings constants. On sait à la seconde près si vous êtes sur votre ordinateur ou pas. Dans tous les secteurs professionnels, on demande du reporting de manière frénétique pour savoir en permanence où vous en êtes par rapport aux objectifs à atteindre. Cela maintient une pression stressante, anxiogène, et c’est épuisant.
- Et puis on arrive à un critère supplémentaire qui est probablement le terreau de tous les burn out. C’est que beaucoup d’organisations du travail ont abandonné les critères de qualité, pour s’aligner sur des critères de certification qui sont plutôt productivistes.
Marie Pezé a créé la première consultation Souffrance et travail. Psychologue et psychanalyste, elle a publié Le Burn out pour les nuls (1) en 2017. Du présentéisme au reporting permanent en passant par la perte de la qualité au profit de la quantité, elle explique comment les organisations du travail peuvent abîmer les personnes. Elle souligne le rôle des proches et des médecins. Et indique quels sont les signes qui doivent alerter, comment y réagir et se faire aider.
Qu’est-ce que le burn out ?
Donner une définition du burn out, c’est impossible, parce que c’est une pathologie qui est au croisement de la connaissance du corps humain, de sa physiologie, des nouvelles formes d’organisation du travail, des stéréotypes à l’œuvre dans une société, des attentes collectives. C’est un phénomène sociologique. La définition du burn out est en lien avec l’évolution des organisations du travail. En 2020, ces dernières continuent à énormément bouger et changer, et les symptômes du burn out sont de plus en plus somatiques. Il cause des AVC, des infarctus, des tentatives de suicide… Et tous les patients ont des atteintes cognitives. Au sein du réseau Souffrance et Travail, nous faisons systématiquement réaliser des bilans neurologiques par des psychologues. Les conclusions sont catastrophiques au niveau de la concentration, de la logique et des différentes mémoires.
Dans le réseau, nous avons édifié nos propres outils, et notamment « le test de propagation du burn out », qui aborde ce qu’il se passe aussi dans la sphère personnelle, qui est très impactée par le syndrome d’épuisement professionnel. Tout ce qu’on peut dire, c’est que le burn out, ce n’est pas un état de fatigue dépassé, c’est un syndrome à part entière— un peu comme la douleur chronique, qui n’a plus rien à voir avec la douleur périphérique de départ — et qui inclut, au moment où ce cercle vicieux se met en route, des éléments sociaux, professionnels, personnels, médicaux, administratifs…
A partir de quel moment doit-on s’inquiéter ?
Il y a trois symptômes auxquels il faut faire attention, très précocement, pour ne pas arriver au burn out :
« Pour les gens qui aiment bien travailler, le burn out est une potentialité dramatique »
A quoi peut-on attribuer le burn out ?
C’est absolument indispensable d’aller regarder du côté des organisations du travail :
« Le burn out est une glissade »
Comment le burn out se réalise-t-il ?
Cela peut être, un matin, l’impossibilité de se lever, comme dans les grippes graves. Ou le passage à l’acte agressif, taper sur quelqu’un parce qu’on n’en peut plus, renverser son chariot de médicaments pour une infirmière. Cela peut prendre des formes très différentes, qui montrent simplement que l’organisme est arrivé au bout des efforts qu’il peut fournir. Avant cela, l’organisme ne redescend plus. Les gens disent « j’arrive à la maison, j’avale plusieurs verres de vin blanc en préparant le repas, puis le soir un pétard sur le canapé, puis après un somnifère, parce que mon organisme est lancé à une telle vitesse que je n’arrive plus à le stopper ». Il n’y a plus aucune volonté.Là, il est important que le médecin généraliste, le médecin du travail, l’environnement familial intervienne, parce que la personne ne pourra pas s’arrêter toute seule. Et c’est d’ailleurs toute la complexité de la prise en charge du burn out.
Combien de temps avant le burn out surgissent les signes d’alerte ?
Le burn out est une glissade. C’est un processus. Vous y entrez dès que le sommeil que vous vous accordez ne répare plus votre fatigue. Et vous aurez beau vous reposer, même pendant quatre semaines de vacances, quand vous reprenez, au bout de 24 heures, vous êtes épuisé. C’est un processus qui est complètement invisible pour la personne qui le vit, parce que, prise par l’hyperactivité, elle ne pense plus. Parce que pour penser, il faut du temps et de l’espace.
« Il faut réhabiliter la fragilité du corps humain »
Individuellement, quand on voit les signes d’alerte tels que les troubles du sommeil, que peut-on faire ?
Quand on sent que c’est trop, qu’on le dit à son manager et que celui-ci n’en tient pas compte, il faut aller voir le médecin du travail, avec une visite à la demande. C’est une visite qu’il faut demander quand on subit du harcèlement sexuel ou moral, mais aussi quand on est en burn out. Il faut lui dire ce qui ne va pas, et là il pourra faire quelque chose. Sinon, vous allez partir en arrêt maladie simple : il ne vous reverra pas, ou six mois plus tard, et ça sera trop tard.
« Si vous n’êtes pas arrêté suffisamment tôt, vous pouvez garder des séquelles »
Que peut faire le médecin du travail ?
Il peut faire un courrier à votre médecin traitant pour qu’il vous arrête. Il peut aller faire une visite de poste. C’est le seul médecin qui a le droit de rentrer dans l’entreprise jour et nuit. Donc il peut aller constater la surcharge, la mauvaise installation, le bruit dans l’open space, etc. Et il peut à votre retour faire des préconisations. Il peut aussi faire une restriction de poste, pour vous enlever les tâches que vous n’êtes plus en capacité de faire. Il peut demander votre mutation sur un autre poste. Bref c’est un intermédiaire qui a des leviers médicaux pour essayer de vous tirer d’affaire.
Une partie des personnes qui ont fait un burn out en gardent des séquelles…
Bien sûr. Si vous n’êtes pas arrêté suffisamment tôt, vous gardez des séquelles définitives, un état de fatigabilité, des troubles cognitifs majeurs (atteintes définitives de la mémoire, de la logique, de la concentration). C’est-à-dire que vous avez abîmé votre appareil intellectuel. Il peut aussi y avoir des séquelles cardiovasculaires, musculo-squelettiques, des douleurs, des myalgies… Et ce sont des états d’atteinte à la santé qui sont malheureusement définitifs et chroniques.
« Se guérir d’un burn out, c’est se réconcilier avec le travail »
Comment les personnes qui ont fait un burn out peuvent-elles réintégrer le marché du travail ?
Dans notre réseau, on fait très tôt le bilan de ce qui est possible dans l’entreprise ou pas : le retour, un mi-temps thérapeutique, un changement de poste… Mais on peut aussi faire le diagnostic qu’il n’y aura pas de retour possible dans cette entreprise. Et maintenant, pendant l’arrêt maladie, grâce à l’inventivité de la CPAM et des médecins conseils, on peut, quand on va mieux, faire un bilan de compétences puis entamer une formation. Et une fois que l’on a complété tout ça, on négocie sa sortie de l’entreprise. Nous sommes très attentifs à renégocier la trajectoire de travail. Parce que se guérir d’un burn out, c’est se réconcilier avec le travail. Sauf si on est trop atteint. Le réseau Souffrance et Travail est en train de préparer des vidéos d’entrée dans le monde du travail pour un jeune salarié, pour éviter que les gens aillent jusqu’au burn out. En général, ils démarrent sans savoir ce qu’est un contrat de travail, une convention collective, sans connaître les acteurs de l’entreprise. Après un burn out, il faut devenir un salarié averti de ses droits et de ses devoirs.
(1) Editions First, 416 p.